Depuis une quinzaine d’années, les films de super-héros ont pris le pouvoir à Hollywood. Heureusement, un cinéphile grenoblois combat ce fléau au mépris du danger. On l’appelle… le Vidéophage !

Grenoble, août 2014. La canicule installée depuis une bonne semaine s’emploie à vaporiser la moindre parcelle d’humidité de mon organisme. Seuls les fabricants de sodas s’y retrouvent, le commun des mortels étant persuadé que ces boissons saturées en sucre sont l’arme absolue contre la chaleur, à condition de les boire fraîches. Non, croyez-moi, la seule parade efficace ce sont les cinémas. Cela fait huit jours que j’ai élu domicile au Louxor pour profiter de la climatisation, squattant les salles la journée et les locaux techniques la nuit, me nourrissant de pop-corn et de bricoles que je pique dans le frigo des employés. Si je ne me suis pas encore fait repérer, c’est que je suis passé maître dans l’art du camouflage grâce aux cours de détective privé que m’a offerts ma grand-mère pour mon anniversaire. Ça a été une véritable révélation, comme si Dieu lui-même me montrait enfin ma vraie place sur cette terre. Fraîchement diplômé de l’AIDEPPC (l’agence internationale des enquêteurs privés par correspondance), je suis officiellement référencé sur leur site internet, j’ai collé mon autocollant professionnel sur la boîte aux lettres, posté une annonce sur Le bon coin et… j’attends fébrilement mon premier client. Ma grand-mère est allée se mettre au vert en Bretagne, chez ma tante, alors je dois passer de temps en temps à l’appartement pour arroser les plantes et nourrir le poisson rouge. Me voici donc sur le palier du quatrième, dégoulinant de sueur et ahanant comme un bœuf après m’être farci le trajet en vélo et les étages à pied. Saleté d’ascenseur en panne. Et qu’est-ce que je découvre devant la porte ? Une grande enveloppe de papier kraft à mon nom avec la mention « détective privé » inscrite dessus. Je sens monter une irrépressible envie d’arracher mes vêtements et de danser nu en hurlant de plaisir mais je me retiens, répétant comme un mantra la devise de l’agence : « un bon privé est un privé discret ». J’entre dans l’appartement, comme si de rien n’était. J’arrose les plantes, j’ai une pensée émue pour Fifi, le poisson rouge qui a cuit dans son bocal posé un peu trop près de la fenêtre – ne pas oublier d’en racheter un avant le retour de mamie. Je prends même le temps d’une longue douche glacée, histoire de me rafraîchir la couenne. J’attrape un paquet de figolu dans la cuisine et je me cale dans le canapé du salon. Ma première affaire, enfin. Je décachette l’enveloppe et vide son contenu sur la table basse. Environ deux cents euros en petites coupures, un DVD anonyme et quelques lignes manuscrites sur une feuille de papier : « Monsieur le Vidéophage, ci-joint un film sur lequel je vous propose d’enquêter, et quelques billets pour couvrir vos faux-frais. Si nous sommes satisfaits de votre travail, nous serons amenés à solliciter vos services pour d’autres missions du même acabit. Merci de nous faire parvenir votre rapport par retour de courrier à l’adresse suivante : Les Cuisines du Mangeur Masqué, BP 666, Grenoble. Signé : Le Mangeur Masqué ». Je me prépare une pleine cafetière de « monte-en-ligne », je débranche le téléphone, je mets la galette dans le lecteur et j’enfonce la touche play de la télécommande…

Nick Fury : Agent of S.H.I.E.L.D.
Un film de Ron Hardy
États-Unis / 1998
avec David Hasselhoff, Lisa Rinna, Sandra Hess, Neil Roberts, Gary Chalk…
DVD Zone 1 chez 20th Century Fox
Malgré une éducation rigoureuse prodiguée par une grand-mère socialiste et les valeurs judéo-chrétiennes qui ont bercé ma scolarité ; malgré tout le respect que j’ai pour la langue française en général, et pour toi, chère lectrice, cher lecteur, en particulier – notez que j’emploie l’adresse directe et la seconde personne du singulier pour souligner une certaine proximité d’esprit et de goûts, pas pour mettre en avant une quelconque supériorité intellectuelle. En dépit de tout cela, donc, je te prie de pardonner l’écart de langage qui va suivre mais c’est mot pour mot ce qui m’est venu à l’esprit en fin de visionnage : Putain de bordel de merde. Dieu merci, Nick Fury : Agent of S.H.I.E.L.D. ne fut pas retenu par la chaîne qui l’avait commandé pour en faire une série. Mais allez savoir pourquoi – mon petit doigt me souffle Marvel Cinematic Universe –, un éditeur sans scrupules l’a sorti de l’anonymat en 2008 pour le coller sur un DVD. Si vous vous demandiez encore pourquoi lutter contre le piratage et le streaming sauvage, la propagation de ce… de cette chose sur la toile devrait finir de vous convaincre. Pourquoi tant de haine ? Si je vous disais que la médiocrité de l’histoire, des dialogues, de la réalisation, du montage, de la musique, de la photographie et l’imbitabilité générale des acteurs finissent par vous faire envisager que David « Mitch Buchannon forever » Hasseloff puisse être crédible dans le rôle-titre, ne ressentiriez-vous pas également quelque bouffée de rage incontrôlée ?

Une pioche sur un mur…
Mais commençons par le commencement, à savoir le pré-générique. Nous sommes dans une espèce de base militaire top-secrète cachée au fin fond d’une forêt canadienne. Oui, alors je pars du principe que la forêt est « canadienne » parce que ce chef-d’œuvre impérissable de la culture populaire a été tourné en grande partie… au Canada. Faut comprendre les producteurs, ça ressemble aux States… en beaucoup moins cher. A l’intérieur de la base militaire top-secrète sus-citée donc, un gradé barbu – qui a piqué les fringues de Jean-Claude Van Dame dans Street Fighter – et un troufion au charisme de fer à friser taillent le bout de gras devant la dépouille congelée du Baron Von Strucker. Sympa, le grouillot attend que son supérieur ait fini d’exposer le contexte au spectateur avant de lui coller un pruneau. Parce que… c’était un traître ! Entre temps, on ne voit non pas un, ni deux, mais trois hélicoptères survoler la forêt. Et croyez-moi, dans un téléfilm de cet acabit, trois hélicos c’est un signe extérieur de richesse1. Ils transportent un commando d’Hydra venu subtiliser le corps du Baron dans un but forcément machiavélique puisque ce sont les méchants de l’histoire. Par une savante ellipse, on retrouve tout ce beau monde à l’intérieur de la base – notez au passage comme la technique de l’ellipse permet d’éviter les scènes coûteuses. Notez aussi que cela resservira plus tard. Le gradé barbu n’étant pas complètement mort, il se redresse dans un élan aussi héroïque qu’inutile pour décaniller quelques méchants avant de se faire définitivement occire. La séquence se termine par le laïus d’une blondasse à fort accent germanique qui s’adresse directement à Nick Fury via une caméra de surveillance. Ça, c’est de la transition ! Fondu enchaîné, direction une mine abandonnée dans le Yukon – comme j’avais trop raison pour le Canada ! Et qu’est-ce qu’on y trouve, dans cette mine abandonnée ? Cette vieille baderne de David Hasselhoff, tout en muscles et en bandeau sur l’œil, occupé à donner des grands coups de pioche dans… un mur en béton. Attendez une minute… retour rapide… lecture… ouaip, c’est bien ça. Nick Fury est en train de donner des grands coups de pioche dans un mur de soutènement à priori en béton-armé. Le genre de mur dont on ne peut pas venir à bout à coups de pioche. C’est quand même dommage, nous sommes dans une mine désaffectée, le scénariste aurait pu lui faire donner des coups de pioche dans une galerie ! Et lorsqu’on apprend que Fury s’est fait virer du S.H.I.E.L.D. il y a cinq ans, on se demande ce qu’il peut bien foutre depuis tout ce temps dans cette mine abandonnée – question qui restera malheureusement sans réponse. Après, pour en revenir à mon histoire de mur en béton-armé, peut-être qu’il donne des grands coups dedans pour se maintenir en forme mais ça aurait été plus simple de soulever de la fonte. Ou alors, il a tourné la carte et il est devenu con comme une meuble. A moins que ça ne soit le scénario de David S. Goyer qui déconne à plein tube. Si vous jetez un coup d’œil à la filmographie du bonhomme, vous tomberez immanquablement sur les trois Batman de Christopher Nolan ou le Man of Steel de Zack « beurk » Snyder. Sacrées références, tout de même ! Mais si vous poursuivez vos investigations, vous découvrirez un certain nombre de casseroles indéfendables comme Kickboxer 2, Blade : trinity et surtout… les deux Ghost Rider. Sur la toile, le qualificatif qui revient le plus souvent à son encontre, c’est « surestimé ».

Quelqu’un aurait vu mon coiffeur, par hasard ?
Alors, qu’est-ce qu’il nous a pondu cette fois, le père David S. ? Figurez-vous que la blondasse du début incarnée par Sandra Hess – dont la performance ferait passer Hélène Rolles pour une Sociétaire de la Comédie Française –, c’est Andrea Von Strucker, la fille du nazi congelé. Elle est venue récupérer le corps de son papounet décati pour en extraire un dangereux Virus appelé « Toten Kopf » – « Tête de Mort », pour celles et ceux qui ne parlent pas la langue – et le lâcher sur le monde entier – donc, sur Manhattan. Vous vous demandez sans doute pourquoi elle est aussi mauvaise… ? Honnêtement, je soupçonne mademoiselle Hess d’avoir couché avec le producteur pour décrocher le… Ah, pardon, dans l’histoire vous voulez dire ? Au temps pour moi. Eh bien disons que grandir à l’ombre d’un fidèle partisan d’Adolf Hitler peut avoir des répercussions sur l’éducation d’un enfant, mais cela peut aller encore plus loin. Prenons son jeune frère par exemple : en plus de partager les idées nauséeuses de sa famille, Werner Von Strucker est affublé d’une étrange maladie : il fait les gros yeux et tord outrageusement la bouche à chaque fois qu’il dit un truc. Ah, on me signale dans mon oreillette que c’est peut-être simplement parce que son interprète est une tanche. Faut voir. Pour continuer sur les personnages, passons en revue les petits camarades de « The Hoff » : au rayon puceau débile très à cheval sur le règlement avec balai dans le cul intégré, je voudrai Alexander Goodwin Pierce (Neil Roberts), sensé servir de passe-plat au spectateur et de ressort comique à l’intrigue. S’il parvient à vous arracher volontairement ne serait-ce que l’esquisse d’un sourire, je mange mon chapeau. Rayon volaille, un tonnerre d’applaudissements pour la Contessa Valentina de Allegro Fontaine interprétée par Lisa Rinna. Vous aimez les actrices en plastique avec bec de canard et poitrine en silicone de série ? Alors vous apprécierez les charmes de cette ancienne « star » du soap-opera et actuelle présentatrice de télé-réalité. J’avoue que personnellement, je préfère largement Tracy Waterhouse, une jolie brunette qui incarne l’ESP de service. Notez au passage que les tenues réglementaires en cuir mettent agréablement en avant les, heu… compétences des agentes du S.H.I.E.L.D. Mais pas de jaloux, les gars aussi ont droit à la leur et, euh, au delà du souci évident de réalisme, ça prête le flanc… Dans l’héliporteur, la super-base volante de l’organisation de contre-espionnage2, on retrouve plein de sosies de stars : un faux Tommy Lee Jones incarne « Dum Dum » Dugan, réduit ici au rang de superviseur en costard, un sous-James Earl Jones campe une espèce de Q tout droit échappé d’une mauvaise copie de James Bond, et le Président des États-Unis d’Amérique a des faux airs de John Cleese. Les « emprunts » à la célèbre franchise anglaise vont plus loin : la caractérisation d’Andrea Von Strucker rappelle outrageusement celle de la méchante de service de Goldeneye (interprétée par la délicieuse Famke Janssen). C’est la foire aux gadgets à la con, avec le pistolet électrique à empreinte palmaire ou encore le passe-partout électronique caché dans le bandeau de Fury, l’antre des méchants rappelle furieusement celle de Blofeld, j’en passe, et des meilleurs. On retrouve même la sempiternelle capture des gentils qui avaient réussi à infiltrer la base secrète des méchants, avec explication du plan – appelée également : « rappel de l’intrigue à l’attention des spectateurs assoupis » –, mise au cachot alors qu’une balle dans la nuque aurait définitivement réglé le problème et, forcément, évasion.

Gogo-gadgeto œil explosif !
Ah, et si comme moi vous aimez le réalisme, accrochez-vous à vos bretelles : nos amis sont emprisonnés dans une chambre froide. La brunette et le puceau sont prostrés dans un coin en grelottants, mais Nick, lui, pète la forme – alors qu’il a été empoisonné quelques heures auparavant. L’explication scientifique ? Ben, comme il avait de la fièvre à cause du virus, le froid ambiant a ramené sa température corporelle à la normale. C’est d’une logique imparable. Et franchement, il est trop sympa avec le scénario, Nick Fury : il attend sagement que l’équipe envoyée à Manhattan ait découvert les missiles bactériologiques pour se rappeler qu’il a un œil de verre bourré d’explosifs et s’échapper ! Une crème, cet homme… Tout est donc réuni pour la scène d’action que vous attendez tous : la baston finale ! Tout, sauf le budget, alors on nous refait le coup de l’ellipse magique. En lot de consolation, nous avons droit à l’évasion spectaculaire d’Andrea et de son papa surgelé par un tunnel secret, dans une sorte de capsule cryogénique. Et là, c’est le drame : au lieu de leur tirer dessus, les petits gars du S.H.I.E.L.D. essayent de freiner la capsule des fuyards… avec les mains ! Et à peine a-t-elle disparu du champ que Fury lance un définitif : « elle doit être à mi-chemin de la Chine maintenant… ». Elle avançait à deux à l’heure, la capsule ! ‘Tain, une grenade dans le tunnel et hop, fini les Von Strucker ! Finalement, ils ont peut-être bien fait d’éluder la baston finale…
Que retenir d’autre de cette… de ce machin ? Eh bien, c’est globalement très moche, et les rares scènes d’action sont lamentables – l’absence d’un conseiller martial sur le plateau se faisant cruellement ressentir. Et c’est à peu près tout… Pardon ? Et Nick Fury dans tout ça ? Si l’inoubliable interprète de K2000 colle physiquement comme un gant au personnage, il se contente d’enchaîner les punch-lines et les jeux de mots misogynes en gros plans, à 10 cm de son interlocuteur – j’espère pour ses partenaires de jeu qu’il avait une hygiène bucco-dentaire irréprochable. C’est badass, certes, mais on l’aurait préféré un peu plus bastonneur. Les rares fois où il donne de sa personne sont un ratage intégral, entre des corps à corps sur-découpés parce que l’acteur a du mal à lever la papatte et cette idée saugrenue de lui faire tenir son flingue de traviole – merci, Usual Suspect ! Seule l’ultime séquence de ce naufrage parvient à nous arracher un sentiment de contentement : Andrea et son géniteur – qui a décongelé entre temps – annoncent aux spectateurs que les affaires reprennent et qu’ils n’ont pas fini d’entendre parler d’eux ! Eh bien… si, puisque que le pilote n’a pas été retenu. Sans mentir, c’est le meilleur moment du film…

Ce soir, au S.H.I.E.L.D., c’est soirée cuir
Quelques semaines plus tard, j’ai trouvé sous ma porte une nouvelle enveloppe, avec une liasse de billets et un DVD. J’ai pris une décision importante : continuer de bosser pour mon mystérieux commanditaire. Parce que ça paye les factures, déjà, et pour mettre en garde mes contemporains contre les super-slips qui envahissent nos écrans. Mais je vais tâcher d’en apprendre plus sur mon employeur. Pourquoi ressortir ces vieux dossiers ? À qui profite le crime ? Pourquoi moi, et plus important encore, qui se cache derrière cet énigmatique pseudonyme ? Prend garde, Mangeur Masqué, le Vidéophage t’a à l’œil…
(À SUIVRE…)
1 Pour l’anecdote, avant d’accoucher des Gremlins, l’immense Joe Dante a bossé comme monteur de bandes-annonces pour Roger Corman, le pape de la série B. Il « signait » ses méfaits en incluant systématiquement le même plan d’hélicoptère qui explose – et qui, bien entendu, n’avait rien à voir avec le film en question. Une technique malhonnête et délicieusement jubilatoire qu’il justifiait parce qu’un hélico qui explose dans un film, ça attire le spectateur ! On appelle ça un money shot.
2 Comment rendre crédible un truc aussi impressionnant que l’héliporteur du S.H.I.E.L.D. avec un budget anémique ? C’est pas compliqué. Pour l’extérieur, prenez une image de synthèse cheap qui a une bonne décennie de retard techniquement parlant. Surtout, utilisez-la le moins possible sinon ça va se voir. Pour les couloirs et les portes, louez un navire de la marine étasunienne – ou canadienne, ça marche aussi et c’est moins cher. Ça va être la misère pour varier les angles de caméra mais ça fait hyper-réaliste. Et pour les grands volumes, comme la salle de commandement ou le laboratoire scientifique, et bien tournez ça dans le même studio que la base des méchants, en changeant vaguement la déco. Comment rendre l’ensemble cohérent ? Par des champs/contre-champs artificiels au moment où Fury découvre les lieux. Mais rapides, hein ? Parce qu’au niveau des échelles et de la lumière, il n’y a rien qui corresponde ! Programmez le tout à une heure tardive sur une obscure chaîne du câble et misez sur la fatigue et/ou l’alcoolisme de votre public cible…