Persos à emporter #3 Florent sur son île

Cette fois, c’est à Cali-Gari d’apporter un véritable pain surprise en salle ! J’ai été ravi qu’il me propose de traiter un personnage de jeu vidéo, et comblé quand il m’a annoncé qu’il traitait d’un bonhomme auquel on ne pense pas forcément ! J’ai véritablement découvert ce garçon de « Monkey Island » au fil de la lecture, pour une licence que je n’avais regardé que d’un œil distrait ! On peut lui dire bravo et merci pour ce plat exotique et savoureux.

Persévère mon ami !

Persévère mon ami !

Nous sommes en 1990, autant dire la préhistoire pour beaucoup d’entre-vous. L’industrie du jeu vidéo est à la fois florissante et en constant renouvellement : la guerre des consoles fait rage et le marché de l’ordinateur est en train de vivre l’une de ses plus importantes mutations, qui laissera sur le carreau les modèles 8 et 16 bits (tels que l’Amstrad CPC ou l’Amiga 500) au profit du PC, jusqu’ici considéré comme bien trop austère pour les gamers. En matière de jeux, les studios misent sur l’originalité : on traque le gameplay qui fera mouche, l’innovation qui soulèvera l’adhésion des foules. Les limitations techniques imposent d’être créatifs. Tetris sur Gameboy sera, par exemple, une providentielle rencontre.

Et pendant ce temps, le point-and-click se développe sur les ordinateurs. Il est encore balbutiant, en passe de devenir un genre dominant dans le domaine du jeu d’aventure, et on a peine à croire qu’il connaîtra sa déchéance et sa quasi-disparition dans les années 2000, à l’exception de quelques survivances nostalgiques de qualités inégales. Pour le moment, c’est Zac Mac Kraken qui a donné le la. Et c’est Ron Gilbert, qui s’imposera comme chef d’orchestre ultime en livrant le mythique, le cultissime, l’extravagantissime, le superlartifissime Monkey Island.

Et comme c’est souvent le cas avec les œuvres qui changent leur époque – rappelez-vous Don Quichotte, Charles Bovary ou Ferdinand Bardamu –, tout commence avec un anti-héros. Un jeune homme oscillant entre seize et dix-huit ans au nom improbable de Guybrush Threepwood. Que veut-il ? Devenir un pirate. D’où sa présence sur l’île de Mélée, où son visage poupon et son pantalon trop court ne manquent pas de soulever l’hilarité des pirates véritables qui hantent les rues ainsi que le Scumm Bar de l’île. Et pourtant, le conseil des pirates a besoin de main d’oeuvre. Aussi invitera-t-il le jeune Guybrush à faire ses preuves. Le début d’une aventure à la fois passionnante et hilarante, peuplée de pirates couards, de fantômes ridicules, d’une gouverneure pleine de charme et d’un singe à trois têtes.

Ah voilà une belle approche ! (et de beaux graphismes pour l'époque !)

Ah voilà une belle approche ! (et de beaux graphismes pour l’époque !)

Guybrush Threepwood n’est ni spécialement courageux, ni spécialement malin, mais il a pour lui l’ardeur de la jeunesse et l’inconscience qui va avec. Il saura également se révéler, grâce à l’astuce du joueur qui le contrôle, un négociateur de talent autant qu’un épéiste sachant manier l’insulte encore mieux que le fleuret, grâce à un système de combat totalement inédit où la plume est effectivement plus forte que la lame. Mais aussi beau parleur puisse-t-il être lorsqu’il s’agit de provoquer en duel des pirates avinés, il ne saura jamais parler aux femmes et seuls quelques borborygmes indistincts parviendront à sortir de ses lèvres face à la gouverneure Marley qui lui fait pourtant éhontément du gringue.

Pourquoi s’attacher autant à ce personnage ? Monkey Island est un festival de figures iconoclastes, et c’est pourtant Guybrush qui garde en mon cœur une place particulière. Parce que c’est le héros ? Peut-être bien. Cependant, j’ai toujours préféré Lefuneste à Achille Talon, et Spip reste mon personnage préféré des aventures de Spirou. Guybrush ne tire pas sa force uniquement du fait qu’il est celui que l’on dirige et dans lequel on s’incarne, car Guybrush casse précisément ce fait établi de l’identification. Il est le seul personnage à se tourner vers le joueur pour lui parler, à commenter ainsi de manière extérieure ce qu’il est en train de vivre. Ce qui ne peut que fasciner le passionné de métalittérature – et plus généralement de métanarration – que je suis.

Guybrush casse les codes. Quand il se lance dans une série d’actions totalement absurde, il se tourne vers le joueur et lui déclare : « je suis vraiment débile ! » Quand Guybrush ramasse de la boue dans un marais douteux, il s’exclame : « un seau plein de boue, et il est à moi : À MOI ! ». Il incarne ce regard distancié, ce recul vis-à-vis des conventions du jeu d’aventure. Et cependant, il est également totalement acteur de ce qu’il vit. Car si Monkey Island est un jeu volontiers humoristique, il n’en demeure pas moins un point-and-click exigeant et retors, où l’ironie n’est pas un frein à l’implication. Ce n’est pas un hasard si le générique de fin du premier volume se conclue sur cette phrase : « Éteignez votre ordinateur et allez vous coucher. »

On peut bel et bien songer aux personnages de BD en vogue à cette époque...un côté aventures de Spirou ou Tintin ici non?

On peut bel et bien songer aux personnages de BD en vogue à cette époque…un côté aventures de Spirou ou Tintin ici non?

Monkey Island 2 propose un Guybrush toujours aussi immature, malgré la tentative de barbe qu’il se laisse pousser au menton. Mais son univers, ainsi que son gameplay plus fouillis, en font un opus toujours aussi hilarant, graphiquement plus évolué, mais également plus sombre. En partant à la recherche du trésor de Big Whoop, Guybrush retrouvera sur sa route le pirate fantôme Lechuck qu’il pensait avoir détruit. Le combat final qui les opposera donnera lieu à alors l’une des fins les plus marquantes de toute l’histoire du jeu vidéo, lorsque Guybrush et Lechuck se découvrent frères et redeviennent enfants, accompagnés par leurs parents dans une fête foraine du vingtième siècle. Si la marque de la sorcellerie pèse naturellement sur cette fin, elle n’en demeure pas moins un twist hallucinant, où le jeu se dégoupille lui-même pour réintégrer ses codes sociaux contemporains, et démonte ainsi l’imaginaire qu’il a construit sans cependant le détruire. J’espère que vous me croirez si je vous avoue avoir pleuré devant cette fin, aussi dérangeante qu’inattendue.

Monkey Island connaîtra par la suite d’autres volumes, sans la présence de Ron Gilbert au générique, et même si ce ne sont pas forcément des mauvais jeux, je me refuse à les considérer vraiment comme légitimes. La fin du deuxième épisode concluait de manière trop définitive cette série pour qu’un troisième opus puisse réellement sembler crédible. Et l’évolution du personnage de Guybrush, devenu un grand adolescent dégingandé plus proche des standards cartoon conventionnels, n’arrange rien à l’histoire. C’est encore ce choix graphique qui sera retenu pour les remakes HD des Monkey Island 1 et 2, et j’y suis parfaitement réfractaire, préférant rejouer les versions originales, aussi pixelisées soient-elles.

On voyage dans des environnements variés sur cette île ! Et une bouteille de rhum !!!!

On voyage dans des environnements variés sur cette île ! Et une bouteille de rhum !!!!

Guybrush Threepwood a démontré que l’on peut s’improviser cascadeur dans un cirque, que les prophéties vaudous se réalisent toujours, que les oreilles des têtes de singes géants ont besoin d’un bon coup de coton-tige, que les cannibales sont aussi gourmands qu’idiots, que les fantômes sont chatouilleux des pieds, qu’un gros chien peut très bien rentrer dans une poche de pantalon, et que l’alcool est aussi dangereux pour la santé que pour les barreaux d’une cellule. Il incarne, à travers Monkey Island, une ère nouvelle où humour et aventure allaient faire bon ménage. Et il est à mes yeux, même devant Larry Laffer que j’adore pourtant, LA vedette incontestable du point-and-click. Et cela avec un nom que personne n’arrivera jamais à prononcer correctement. C’est vous dire le talent, ou la chance, ou les deux, du bonhomme.